L’être humain moderne occidental semble capable de changer de peau au gré de ses fantaisies. Plus que jamais dans son histoire, les nouvelles technologies lui permettent de s’émanciper de sa fragilité naturelle et primordiale. Il va jusqu’à « faire peau neuve », en réinventant son enveloppe : peaux siliconées, fluorescentes, hybridées, transgéniques, recyclées, bioniques, transparentes… Nombre de fictions scientifiques sont devenues réalité et la science‑fiction elle‑même paraît surannée. Elles semblent loin, les années 1950 où l’on rêvait aux Martiens à la peau verte : ce qui intéresse davantage, c’est la possibilité qu’a l’humain de s’extra‑territorialiser lui‑même, de sortir de soi, de dépasser les limites de son apparence physique, de faire émerger une nouvelle corporéité fantasmée, voire de devenir un monstre ou un alien pour lui‑même.
Or, que se passe t‑il si l’enveloppe de vie naturelle est altérée, si la « cuirasse » (Reich, 1933) et le support de la subjectivité psychique (Anzieu, 1985) sont modifiés ? Les conséquences en seraient‑elles la perte des contours et la dissolution du moi dans le monde extérieur, voire la folie ? Aux « techno‑prophètes », fascinés par le post‑humain, s’oppose ce que Dominique Lecourt appelle un « bio‑catastrophisme », qui le rejette avec horreur (2003). En tout état de cause, l’homme ne cesse de vouloir se faire plastes et fictor de lui‑même.
Réelles ou virtuelles, ces peaux artificielles révèlent un désir profond de mue et de mutation. En passant de la culture tissulaire fabriquée ex vivo à la bio‑impression en 3D, de la technologie haptique aux épidermes électroniques pour prothèses et robots, des implants subdermiques in vivo aux rêves de peaux imputrescibles, la science et la biotechnologie questionnent plus que jamais les nouvelles lisières de notre corps. Mais si l’on transforme cette frontière corporelle — qui est aussi une frontière ontologique —, les contours de l’humanité vont‑ils se déplacer ? L’être humain de demain, doté d’une peau artificielle, deviendra‑t‑il un homo artificialis, un mutant techno‑organique ?
Un prochain numéro de La Peaulogie, se propose d’examiner non seulement les « peaux artificielles » et les « peaux artificialisées », mais aussi de déployer les interrogations éthiques et sociétales qu’elles soulèvent. Une large place sera laissée à l’imaginaire, en convoquant des analyses artistiques et cinématographiques. On se demandera enfin en quoi les découvertes scientifiques — et les nouvelles mythologies qu’elles engendrent — mettent à l’épreuve la notion de « nature humaine », telle qu’elle s’est historiquement et philosophiquement sédimentée.