Archiver le processus de création du spectacle vivant à l’ère du numérique
Depuis les années 80, l’émergence de la notion de mémoire dans le cadre des sciences humaines relève essentiellement d’une crise identitaire; cette crise étant d’abord le symptôme d’une perte de confiance des sociétés par rapport à leur passé, qu’il conviendrait sans cesse de revisiter pour le remodeler et le réécrire en y intégrant les souffrances des communautés. Dans "La mémoire, l’histoire, l’oubli", Paul Ricoeur fait de cette thématique sa conclusion : l’histoire serait "projet de vérité", la mémoire "projet de fidélité".
A cette première crise, s’en ajouterait désormais une seconde qu’Emmanuel Hoog intitule "crise de la mémoire numérique". Selon lui, les outils numériques seraient à l’origine d’une véritable "inflation mémorielle" en transformant les modalités mêmes de la conservation du passé : avec le numérique, nous serions en effet passés d’une mémoire de stock, limitée par les espaces physiques de la conservation, à une mémoire de flux, indéfiniment extensible et partageable ; cette profusion de mémoire sans hiérarchie étant à l’origine d’une perte de repères : "L’addition d’une crise identitaire dans la mémoire classique et d’une crise de croissance dans la mémoire numérique crée un phénomène de surplace et le sentiment que l’histoire s’est plus ou moins arrêtée. Plutôt que d’être orienté vers le progrès, on reproduit le passé".
Quelles sont les incidences de cette double crise de la mémoire dans le domaine des arts du spectacle ? Faut-il, en tant que chercheur, chercher à pallier le manque de traces du processus de création des spectacles en fabriquant des documents susceptibles de devenir des archives? Comment éviter alors le risque d’un archivage sans véritable dessein organisateur? Entre manque de traces et inflation mémorielle, comment penser les documents, archives et histoires de la création ?
Que faut-il conserver ? Que faut-il construire ? Que faut-il oublier ? Ou bien, comme le dit Dominique Boullier, "que devient le travail de la mémoire dans cet environnement incertain qu’est le Web ? Et plus particulièrement lorsque l’on prétend conserver un patrimoine de ressources audiovisuelles pour le bien commun alors que l’inflation des données, de leurs réseaux de diffusion, fait éclater tous les repères et questionne le sens même d’une telle mission ?"